Par Kbir Belkrim
Les Marocains ont toujours célébré Achoura dans une ambiance festive empreinte de convivialité et de joie, que ce soit dans les quartiers populaires, les villages ou les douars. Cette nuit-là, régnait une atmosphère de bonheur partagé. Les femmes, regroupées harmonieusement, tapaient sur des tambourins et des “taarijas”, chantant des refrains et des mélodies ancrés dans la mémoire collective. Autour d’elles, des enfants, filles et garçons, les observaient et participaient dans un respect mutuel jusqu’à des heures tardives de la nuit.
Aucune présence des forces de l’ordre, ni agents d’autorité, ni gendarmes, ni policiers, ni éléments de la protection civile, et encore moins d’urgences mobilisées : rien de tout cela n’était nécessaire. C’était une célébration paisible, portée par un esprit communautaire authentique. Les hommes, eux aussi, célébraient à leur manière selon les traditions propres à chaque région. Jamais nous n’avions entendu parler d’incidents ou de violences liées à cette fête.
Mais les choses ont changé.
L’image et le sens de cette célébration se sont déformés. Dans l’esprit de certains jeunes, adolescents et téméraires, fêter Achoura signifie désormais brûler des pneus dans les rues, allumer des feux dans les ruelles, se procurer des pétards et explosifs importés – qu’ils appellent “swarikh”, “grenades” et “qanaboul” – voire même fabriquer des engins artisanaux pouvant projeter des flammes ou exploser. Certains vont jusqu’à concocter des mélanges dangereux à base de clous, de verre brisé et d’eau corrosive, comme s’ils se préparaient pour une guerre urbaine.
Partout, des sifflements de fusées artisanales, des détonations violentes, des éclairs dans le ciel : voilà ce qu’est devenue la nuit de l’Achoura dans plusieurs quartiers.
Les générations précédentes n’auraient jamais imaginé un tel scénario. Aujourd’hui, les services de sécurité et les autorités locales sont contraints d’intervenir dès les jours précédents, multipliant les mises en garde auprès des commerces de réparation de pneus, leur recommandant de ne rien laisser traîner dans la rue, pour éviter que cela ne serve de combustible. Malgré cela, certains quartiers se transforment en zones de course-poursuite, où des voitures et des biens privés sont parfois incendiés sous prétexte de célébration.
Ces pratiques ont parfois conduit à des drames : morts accidentelles, brûlures, affrontements… Une violence gratuite nourrie par un sentiment de colère refoulée, de frustration, qui trouve un exutoire dans ces actes de destruction. Et toujours, en toile de fond, ces feux d’artifice illégaux, ces projectiles dangereux manipulés par des adolescents qui croient s’amuser.
Mais alors, qui a semé cette graine de haine, de violence et de déviance dans l’esprit de nos enfants et de notre jeunesse ?
Les associations civiles ont déserté le terrain. Les centres culturels, jadis espaces d’éducation, de transmission, d’éveil artistique, ont disparu ou perdu leur fonction. L’art noble, celui qui élève l’âme et apaise les émotions, a laissé place à une culture de la vulgarité, de la provocation, de la violence symbolique.
Aujourd’hui, ce que certains osent appeler “artistes”, ce sont ceux qui glorifient la consommation de drogue, encouragent l’exhibitionnisme, chantent des paroles obscènes et nihilistes, appelant à l’autodestruction et parfois même à la vengeance contre autrui. Nous sommes envahis par une sous-culture qui érige la vulgarité et la décadence en modèle, qui promeut les tatouages importés, les insultes en guise de style et les joints comme signes d’appartenance.
Qui donc a sonné les cloches de la révolte, de la haine de soi et des autres ?
Qui a éveillé ce sentiment de violence et de fuite dans les paradis artificiels ?
Qui a été le modèle, la référence, pour que nos jeunes en arrivent là ?