Nous avons l’habitude d’attribuer toute théorie, dynamique ou idéologie à son concepteur ou à son porteur : keynésianisme, wahhabisme, marxisme, néoplatonisme, etc. Dans le contexte marocain, cependant, l’origine et le relais d’une idée sont souvent confondus. Ainsi, la gestion déléguée chez nous fonctionne davantage sous la forme d’une délégation orchestrée. À l’origine de cette dynamique, on retrouve la pensée sécuritaire, qui façonne aussi ce que l’on pourrait appeler la gestion « akhannouchienne ». Peut-on parler d’une véritable doctrine ? Difficilement, car il s’agit d’une gestion déléguée, conçue et encadrée par les hautes sphères du pouvoir.
D’un point de vue analytique, on peut interpréter ce modèle à travers la théorie critique de la domination symbolique, telle que développée par Pierre Bourdieu, tout en intégrant une légitimité hybride, combinant tradition et modernité. Ce modèle repose sur une forme de libéralisme sauvage, importé à grands frais via une élite comprador, produite localement mais dotée d’une expertise internationale. Ce capitalisme clientéliste ne constitue pas une exception marocaine, mais incarne un mode opératoire où se superposent les contradictions d’un État hybride.
Une production bureaucratique de la légitimité
Ce modèle se fonde sur un processus de légitimation via la bureaucratie. Des technocrates, souvent issus d’anciens partis politiques et retraités du champ organisationnel, sont nommés à la tête des institutions de gouvernance, de médiation et d’intégrité. Ces nominations, présentées sous le sceau de la compétence, réduisent en réalité la portée du contrôle institutionnel, voire en vident le sens initial voulu par le législateur constitutionnel.
Dans ce cadre, l’obligation de reddition des comptes est remplacée par des rituels administratifs similaires aux observations des instances internationales lors des élections. Ces dernières concluent souvent que, bien que des irrégularités puissent être constatées, elles ne remettent pas en cause les résultats finaux. En parallèle, un discours sur le « développement » et la « réforme » est promu pour détourner l’attention des inégalités grandissantes. Même les amendes réduites du Conseil de la concurrence sont présentées comme des victoires pour l’intérêt général, alors qu’elles ne sont en réalité que des concessions aux monopoles.
Un pouvoir concentré et un écran de fumée critique
Ce mode de gouvernance met en exergue un contrôle du capital symbolique. Le chef du gouvernement devient ainsi « la seule figure autorisée à être critiquée », et des campagnes, comme le boycott de ses produits ou les critiques de son discours partisan, sont tolérées temporairement et implicitement. Cette stratégie détourne la critique du système lui-même en la réduisant à un affrontement individuel, tandis que le chef du gouvernement bénéficie d’une protection institutionnelle.
Ce procédé rappelle l’époque du Grand Vizir et du Ministère de l’Intérieur durant les années de plomb, où l’État canalise la contestation en la concentrant sur une figure unique, tout en protégeant le système dans son ensemble. Cela illustre ce que l’on pourrait appeler une légitimation politique traditionaliste-hybride, combinant des allégeances pré-modernes et un libéralisme contrôlé.
Dans cette logique, les nominations à des postes clés favorisent des alliés du chef du gouvernement, consolidant ainsi un réseau de clientélisme institutionnalisé. Ce modèle de libéralisme hybridé prône un discours de libre marché tout en en biaisant les mécanismes, comme l’a illustré la libéralisation des prix du carburant, qui a maintenu les monopoles. L’État n’agit plus comme régulateur du marché, mais devient un intermédiaire facilitant la rente économique d’une élite restreinte.
Une privatisation du social et un affaiblissement du rôle de l’État
Dans ce contexte, le chef du gouvernement agit non pas en tant qu’acteur politique, mais comme un opérateur économique soutenant une stratégie d’État. L’adoption d’un modèle de libéralisme sauvage favorise une approche excluant la dimension sociale des politiques publiques. Ainsi, l’éducation et la santé sont privatisées, transformant les droits fondamentaux en marchandises et exacerbant les inégalités en vendant ces services aux élites et aux serviteurs de l’État.
L’inflation structurelle s’aggrave, conséquence directe de la libéralisation des prix sans garde-fous sociaux, et le poids des crises est reporté sur les classes vulnérables. L’action gouvernementale devient une machine fiscale au service de l’accumulation capitalistique, comme le démontre le contrat avec Royal Air Maroc, qui illustre comment les fonds publics sont redistribués au profit des membres de l’alliance gouvernementale.
Nous sommes ainsi face à une classe dirigeante hybride, qui pose la question de la responsabilité de cette reconfiguration sociopolitique et financière. Comment ce modèle parvient-il à se maintenir ? Est-ce parce qu’il substitue la démocratie par la gestion administrative ? En d’autres termes, la gouvernance « akhannouchienne » remplace la politique par la gestion, consolidant ainsi un système basé sur des nominations clientélistes au détriment des élections et des compétences.
Un modèle répressif sous couvert de gouvernance
Cette gestion a également une fonction répressive, visant à neutraliser les critiques en procédant à des évictions ciblées ou en invoquant des restrictions budgétaires. Autrefois, le débat portait sur la relation entre infrastructure et superstructure, puis entre pouvoir politique et pouvoir économique. Aujourd’hui, il semble que la crise soit gérée en créant une classe moyenne technocratique loyale, bénéficiant de privilèges, tandis que le reste de la population lutte pour survivre, notamment à travers l’endettement et la charge des crédits.
Il s’agit d’une guerre économique menée par procuration, visant à ancrer une domination symbolique et une rente libérale opportuniste, en manipulant le discours du « développement » et en recourant à la coercition d’un État qui s’adapte sans réellement se transformer.
Quels rôles pour la gauche marocaine ?
Dans ce contexte, quelles perspectives pour la gauche marocaine ? Comment peut-elle contrer l’hégémonie discursive des conservateurs alliés à l’État administratif ? Comment analyser les contradictions structurelles de la politique marocaine et les crises historiques de la gauche ?
La question se pose également quant à l’efficacité d’une élite politique éclairée et réformiste dans un système hybride, où coexistent une autoritarisme ancré et un libéralisme importé, appliqué de manière sélective. La résilience de ce modèle interroge les possibilités de transformation démocratique dans un paysage dominé par des logiques de rente et de contrôle symbolique.
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Mustapha Mnouni, Président du Centre Marocain pour la Démocratie et la Sécurité