Par ELHAZZITI Mohammed Anouar, Expert en développement territorial et membre de l’Association internationale des sciences administratives
Alors que l’intelligence artificielle (IA) révolutionne à grande vitesse les secteurs économiques et sociaux, le Maroc amorce lui aussi sa transition vers une administration publique numérique et innovante. Porté par des ambitions stratégiques telles que le plan Maroc Digital 2030, le Royaume souhaite intégrer l’IA comme levier clé de modernisation. Mais entre défis structurels et perspectives prometteuses, le chemin reste semé d’embûches.
Depuis une décennie, Rabat multiplie les initiatives pour transformer ses services publics. L’IA n’est désormais plus perçue comme une simple prouesse technologique, mais bien comme un outil stratégique pour améliorer l’efficacité, la transparence et la qualité des services publics. Urbanisme intelligent, gestion du trafic, diagnostic précoce en santé publique ou encore analyse prédictive dans l’éducation : des projets pilotes voient le jour dans plusieurs secteurs vitaux. L’agriculture, pilier de l’économie nationale, bénéficie elle aussi de solutions basées sur l’IA pour optimiser l’irrigation et surveiller les récoltes.
Cependant, ces avancées se heurtent à de sérieuses contraintes. Premier obstacle : une infrastructure de données encore insuffisante et morcelée. L’absence de systèmes d’information interopérables freine la capacité des administrations à générer et partager des données de qualité, élément pourtant fondamental pour l’efficacité des applications d’IA.
La pénurie de talents spécialisés constitue un autre frein majeur. Malgré l’émergence d’une jeunesse technophile et des programmes universitaires dédiés, le déficit en experts capables de développer et de superviser des projets d’IA dans l’administration reste préoccupant. Un effort massif de formation et de recrutement est indispensable pour éviter d’amplifier la fracture numérique.
Les enjeux éthiques et juridiques s’imposent également avec force. L’absence d’un cadre réglementaire spécifique pour l’IA suscite des inquiétudes quant à la protection des données personnelles, à la transparence des algorithmes et à la responsabilité décisionnelle. Si la loi 09-08 sur la protection des données personnelles est un premier pas, de nouveaux dispositifs législatifs sont nécessaires pour accompagner l’usage croissant de l’IA tout en respectant les principes démocratiques.
À ces défis techniques et juridiques s’ajoute une résistance institutionnelle au changement. Dans une culture administrative souvent marquée par l’aversion au risque, la crainte de voir certains métiers disparaître complique l’acceptation des technologies disruptives. Il sera donc crucial d’accompagner l’introduction de l’IA d’une politique de gestion du changement favorisant une collaboration harmonieuse entre l’homme et la machine.
Malgré ces difficultés, les perspectives restent encourageantes. La volonté politique est palpable, portée par des initiatives structurantes telles que la création de l’Agence de Développement du Digital (ADD) et du Centre international d’intelligence artificielle « AI Movement », sous l’impulsion de la Ministre de la Transition Numérique, Pr. Amal Fellah Seghrouchni. Le Maroc bénéficie également d’une position géostratégique enviable, qui facilite les partenariats internationaux et les transferts de technologie.
La crise sanitaire liée au COVID-19 a par ailleurs démontré l’utilité concrète des solutions numériques dans la gestion publique, qu’il s’agisse de la logistique vaccinale ou de la surveillance épidémiologique, renforçant l’urgence de la transformation digitale.
Pour réussir l’intégration de l’IA, le Maroc devra adopter une approche coordonnée à l’échelle gouvernementale, soutenir la création d’un écosystème national de l’IA, et élaborer des cadres éthiques solides pour garantir la confiance des citoyens. Un choix stratégique s’impose : rester dépendant des technologies étrangères, ou devenir acteur et innovateur de solutions adaptées aux réalités locales.
Le défi est immense, mais l’opportunité l’est tout autant : bien maîtrisée, l’IA pourrait devenir un pilier d’une gouvernance publique plus inclusive, plus transparente et plus performante.